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    Diététique comportementale
    Aymeric de Poyen - Diététicien Nutritionniste
    Prendre soin de vous, tout en faisant la paix avec votre corps et vos envies.

Patients, clients, actients... Quand les mots perdent leur sens

Le 04.09.2021

Parfois, au détour d’une phrase dans les échanges entre diététiciens, surgissent des désaccords au sujet du terme client, que d’aucuns rejettent car selon eux trop bassement mercantile, au bénéfice du terme patient, censé mieux seoir à notre mission d’assistance à des personnes en souffrance. D’autres font valoir qu’on peut très bien consulter un diététicien tout en étant en parfaite santé : le cas le plus évident est celui des sportifs qui cherchent à optimiser leurs performances en retravaillant leur alimentation, mais on pourrait aussi mentionner les végétariens et végétaliens à la recherche de conseils pour éviter toute carence, ou encore les personnes désireuses d’améliorer leur rapport à l’alimentation sans que celui-ci puisse être considéré comme pathologique pour autant. Et puis il y a le mot-valise actient... bon...
Le poids des mots dans la balance

Face à des postures très tranchées et parfois même méprisantes envers l’avis opposé, il est intéressant de revenir sur l’histoire de ces mots (souvent invoquée comme argument, non sans une certaine incohérence comme nous allons le voir) et de l’usage qui en a été fait jusqu’à récemment.

Patient supplicié... mais pas par le régime d’un nutritionniste
Tout d’abord, le mot patient : dérivé du verbe latin patior, qui a le sens généralement négatif de souffir, endurer, il est défini par l’Académie Française dans tous ses dictionnaires de 1697 à 1762 comme le criminel condamné par la Justice, & livré entre les mains de l’Exécuteur [1].
Ce n’est que dans son dictionnaire de 1762 qu’un sens médical apparaît en plus, avec cette deuxième acception : On appelle figurément Patient, Celui qui est entre les mains des Chirurgiens, qui font sur lui quelque opération douloureuse [2]. Vu ce que l’on sait des techniques et instruments de chirurgie à cette époque où l’anesthésie n’existait pas encore [3], on comprend vite que l’idée de douleur extrême reste le concept central de ce terme. Cette acception figure encore dans le dictionnaire de 1878 [4], et il faut attendre l’édition de 1935 pour qu’enfin apparaisse le sens qui nous est plus familier : Il se dit encore de Celui qui est entre les mains des chirurgiens ou des médecins [5].
Instruments chirurgicauy du Moyen-Âge

Il semblerait donc que patient ait toujours fait référence à celui qui endure un véritable supplice, et que ce soit au 20ème siècle qu’on s’est mis à l’utiliser pour désigner toute personne allant voir un médecin car souffrant d’une pathologie, aussi bénigne soit-elle. Or, certains professionnels de santé rejettent maintenant le terme patient, estimant d’après sa racine latine qu’il décrit une attitude trop passive face aux soins. Cela implique que le terme patient ne soit alors pas interprété comme "celui qui subit les souffrances de sa maladie", mais plutôt comme "celui qui subit les soins (désagréables ?) de son médecin". D’où l’apparition récente d’oxymores plutôt malheureux tels que le patient acteur de son traitement, que certains essayent d’escamoter par le biais du mot-valise actient [6], c’est-à-dire un patient qui, malgré la passivité qu’implique son nom, serait tout de même actif (la magie supposée des mots-valises faisant que le télescopage de deux termes contradictoires est censé les rendre compatibles, abracadabra). Curieusement, ces mêmes personnes qui renient le mot patient en invoquant la connotation trop passive de son étymologie, n’accordent à l’inverse aucune attention à celle du mot client, qui aurait réglé leur problème beaucoup plus élégamment que ce farfelu "actient". Voici pourquoi :

Le patron romain protégeait son client, tout comme un avocat, tout comme... un professionel de santé ?
Le mot client, voué aux gémonies par les puristes de la déontologie médicale et paramédicale, désignait à l’époque romaine celui qui se plaçait sous la protection d’un citoyen plus puissant : le patron. Le patron était tenu d’assurer la protection de ses clients et même leur défense, y compris par leur représentation en justice [7]. C’est donc tout naturellement que le mot client a ensuite fait référence à celui qui confie la défense de sa cause à un avocat devant un tribunal. L’idée de protection subsiste donc, et c’est sans doute cette même idée qu’il faut saisir dans les définitions qu’en donne l’Académie depuis 1935 dans ses dictionnaires successifs : Celui, celle qui charge de la défense ou de la conservation de ses droits un avocat, un avoué, un notaire, etc. (...) Il se dit aussi de Celui, celle qui use habituellement des soins d’un médecin, d’un chirurgien, d’un dentiste, etc. : « Le salon d’attente de ce médecin est toujours rempli de clients » [8]. Après tout, un médecin n’est-il pas là pour protéger la santé et le bien-être de ceux qui viennent régulièrement le consulter ? Qu’en est-il alors d’un diététicien dont une bonne partie des visiteurs n’est même pas malade ?

En réaction aux dégoût que suscite ce mot chez certains professionnels de santé, on peut donc se demander en quoi l’avocat chargé de défendre un innocent injustement accusé d’un crime passible d’emprisonnement serait investi d’une tâche plus mercantile et moins digne et noble que celle d’un diététicien, par exemple. Un avocat honorable et passionné par son métier consacre sa vie au service de la justice, au-delà de toute considération pécuniaire, alors même qu’un professionnel de santé dont les prestations ne sont pas prises en charge par la Sécu devrait feindre de n’avoir aucun intérêt pour l’argent et, selon la langue de bois actuelle, parler uniquement de patients au sujet des gens qui viennent le consulter, comme si aucune carte bancaire, aucun chéquier n’était jamais dégainé dans son cabinet ? Mais c’est justement parce que les notions de défense et de protection que recouvre le terme client n’enlèvent rien à la noblesse du métier (bien au contraire) qu’il est encore d’actualité dans le monde de la justice.
client ou patient, la dignité de la fonction incompatible avec l’argent ?

Je ne vois donc pas pourquoi il en serait autrement pour nous, alors que nous sommes censés parler la même langue que les avocats, abstraction faite de la prolifération d’euphémismes et d’une novlangue politiquement correcte qu’on invente au quotidien dans le domaine de la santé pour faire évoluer certaines représentations conceptuelles, à défaut de pouvoir faire évoluer les pratiques de terrain [9]...

Finalement, au-delà de ces glissements de sens et de la confusion qu’ils sèment, ces incohérences ne seraient-elles pas le reflet des contradictions dont est pétrie l’image que nous nous faisons de nos métiers, qui nous imposeraient d’adopter une attitude de dévouement et d’abnégation, une éthique de soin altruiste, alors que nous dépendons de la transaction sous-jacente pour notre survie matérielle ? Et nos patients-clients, qu’en penseraient-ils ? Est-ce que ça leur importe vraiment ? Vont-ils préférer consulter celui qui dit "patient" plutôt que "client" ou vice-versa ? Vu la tendance actuelle, on est quand même en droit d’en douter...

L’enjeu ne me semble donc pas être l’image que projette la profession, mais plutôt l’image que les praticiens voudraient se faire de soi, et si tel est le cas, pourquoi vouloir imposer par le vocabulaire une conception personnelle du métier à d’autres qui ne la partagent pas ? Qui donc, demanderez-vous ? Eh bien l’Association Française des Diététiciens Nutritionnistes, par exemple, dont le Guide de bonnes pratiques prévoit, je cite, que le diététicien doit protéger les informations confidentielles qu’il peut détenir concernant ses clients, qu’il s’interdit de procurer à un client un avantage matériel injustifié, qu’il s’engage à traiter avec la même conscience tous les clients, à accueillir tous les clients, à veiller à ce que ses conseils soient bien compris par le client et son entourage, etc.

Bref, on se retrouve avec des diététiciens qui font le procès du client que défendent pourtant les avocats, client qui, s’il devient patient, se retrouve accusé de subir passivement sa prise en charge quand il est malade alors qu’il subit bel et bien la souffrance d’une mauvaise santé, est condamné à être supplanté par l’actient, pendant que tout le monde s’accorde à dire que quand même, tout travail mérite salaire... du moment qu’on fait mine de ne pas vouloir toucher un sou pour les services rendus, car il faut bien soigner... les apparences. De quoi en perdre son latin !

Et puisque ni "client" ni "patient" ne font consensus, il est urgent de trouver un nouveau terme, qui décrirait mieux ces étranges créatures qui viennent nous voir et que nous ne parvenons pas à nommer exactement. Je vous invite donc à y réfléchir, sous l’oeil intransigeant de l’empereur Trajan. Ne le décevez pas s’il vous plaît, je ne sais pas qu’est-ce qu’il tient dans sa main mais ça a l’air de pouvoir faire mal.
Trajan se retourne-t-il dans sa tombe à entendre nos arguties ?

Réactions, remarques, corrections, n’hésitez pas : contact@aymericdepoyen.com. Merci !

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